L'AVANT-SCENE n°937/938
L'AMANDIER
« Tout se passe dans un salon parisien en 1847. La reine de la soirée est Clara Gazul, comédienne espagnole. Monsieur l’académicien, alias Joseph Lestrange, Mérimée soi-même osera glisser discrètement entre les doigts de la grande Gazul son dernier manuscrit Carmen … et miracle, il verra sous ses yeux sa nouvelle devenir …théâtre. CARMEN LA NOUVELLE, c’est d’abord une commande, une demande précise d’un metteur en scène à une auteur.
Mon premier travail, avant même d’accepter de réécrire CARMEN, a été de retourner à la source, l’ORIGINE…pour voir…si je pouvais.
Et quel ne fut pas mon étonnement, dès la première relecture, de m’apercevoir que, non seulement DON JOSE NAVARRO se lisait comme le personnage central de l’œuvre, (et non pas Carmen), mais que, de plus, il était loin de ressembler à ce pauvre soldat basque, bon garçon, franc et droit, trompé par une « diablesse », image imprimée en moi sans doute par l’opéra. Je découvrais alors un vrai bandit espagnol réfugié au fin fond de la Sierra de Cabra qui, bien avant de rencontrer Carmen, a déjà, au pays basque, tué un homme pour querelle de jeu. Je découvrais un homme obstiné, sombre et étrange, sans fiancée au village, solitaire et arrogant. Je découvrais qu’il s’agissait de la Tragédie de Don José !
Deuxième découverte capitale : dès le départ, un personnage complètement oublié, apparaissait au premier plan de la nouvelle, tout aussi imposant et passionnant que Don José, mais sans nom celui-là: c’était le narrateur lui-même, Mérimée. C’est lui, le Narrateur, qui nous prend par la main pour nous attirer en Espagne, c’est lui qui d’abord rencontre le brigand Don José Navarro, c’est lui qui le premier aussi rencontre Carmen et nous parle de sa « beauté sauvage »…
Voilà les seules scènes de « la réalité » dans Carmen…le reste, l’histoire de Carmen, celle que l’on connaît, c’est une histoire rapportée, c’est la confession intime d’un homme à un autre homme, c’est l’aveu du brigand Don José au Narrateur Mérimée voyageant en Espagne. Et c’est de cet échange entre ces deux hommes-là, diamétralement opposés (le dandy parisien/ le brigand espagnol), que va sortir, comme crée par leur imaginaire commun, ce portrait de femme-enfant mais néanmoins femme-terrible qu’est Carmen. »
Louise Doutreligne
JOSEPH (comme une citation)
Un soir à l’heure où l’on ne voit plus rien, je fume appuyé sur le parapet du quai, lorsqu’une femme, remontant l’escalier qui conduit à la rivière, vient s’asseoir près de moi...
(Et comme par magie, on voit arriver du lointain Clara Gazul dans le rôle de cette femme. Elle est toute habillée de noir, la mantille sur la tête, mais les vêtements lui collant à la peau encore mouillée du bain... A la vue de Joseph fumant, la jeune femme laisse glisser sa mantille qui dénude une de ses épaules, Joseph, surpris, et comme tout galant français, jette aussitôt son cigare, la jeune femme rit de cette attention... bien sûr il s’agit de Carmen...)
CARMEN Mais j’aime beaucoup l’odeur du tabac!... et même, j’en fume quand je trouve des papelitos bien doux! (elle rit... elle rit presque tout le temps....)
JOSEPH (il se précipite à ouvrir son étui...)
Par bonheur... j’en ai !
(Carmen saisit une cigarette et ramasse le bout encore incandescent du cigare jeté pour l’allumer, , Joseph prend aussi une cigarette et s’allume à Carmen … ils fument délicieusement en riant et s’amusent à mêler leurs ronds de fumée dans le soir qui descend...)
Nous sommes presque seuls... il fait presque nuit... et on ne voit presque plus rien...
CARMEN Et vous avez presque peur... non ?
(Elle s’étire comme un chat... prend une grande inspiration et dit...)
Dans la Bessarabie, bruyants
En foule campent les Tsiganes ;
Ce soir, au-dessus du torrent
S’est arrêtée leur caravane...
Les feux partout se sont éteints,
Tout dort... La lune solitaire
De la hauteur des cieux éclaire
Le repos de ce camp serein...
(Elle rit, cherche la suite du poème)
Ah oui...
Soudain, c’est elle dans la plaine,
Un jeune-homme vient sur ses pas.
Elle dit « Père je t’amène
Ici l’hôte à qui j’ai offert
Ce toit. »
(En guise de toit, elle montre toute l’immensité du fleuve et rit.)
JOSEPH C’est beau... oui... heu... c’est beau. C’est...
serais-je indiscret si je me permettais de vous demander d’aller ensemble prendre des glaces à la neveria?
CARMEN (après une très légère hésitation)
D’accord, mais avant je voudrais savoir quelle heure il est.
(Joseph sort sa montre et la fait sonner, Carmen regarde cela, ravie) Quelles inventions on a chez vous, Messieurs les étrangers ! De quel pays êtes-vous, Monsieur ? Anglais sans doute ?
JOSEPH Français et votre grand serviteur. Et vous, Mademoiselle, ou Madame, vous êtes probablement de Cordoue ?
CARMEN (elle rit)
Non.
JOSEPH Vous êtes du moins Andalouse ?... il me semble le reconnaître à votre façon de parler.
CARMEN Si vous remarquez si bien l’accent du monde, vous devez bien deviner qui je suis.
JOSEPH Je crois que vous êtes du pays de Jésus, à deux pas du paradis !
CARMEN Bah ! le paradis... les gens d’ici disent qu’il n’est pas pour nous.
JOSEPH Alors, vous seriez donc Mauresque, ou... (Il n’ose dire juive.)
CARMEN Allons, allons ! Vous voyez bien que je suis bohémienne... voulez-vous que je vous dise la baji... la bonne aventure ?... Vous avez entendu parler de la Carmencita ? C’est moi. (Elle rit comme si tout cela était faux... mais peut-être vrai...)
JOSEPH (il se met à rire aussi, essayant un peu d’accaparer
le ton et le style Carmen)
La semaine passée, j’ai soupé avec un voleur de grand chemin,
… allons aujourd’hui prendre des glaces avec une servante du diable !... En voyage, il faut tout voir !...